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Nous vivons, les uns et les autres, enfermés dans un petit univers et chacun de nous a tendance à considérer que c'est là l'univers unique.

Tel est le microcosme des places à table, qui donnent matière à beaucoup de controverses et d'ironie, pour un petit nombre de gens, alors que la plupart ignorent que le problème vienne à se poser.

En effet, ne parait-il point étrange qu'à une époque où l'esprit est sollicité par tant de tragiques et vastes questions, un tel point de sensibilité névralgique se révèle chez ceux-là mêmes qu'on aurait pu croire incapables de s'intéresser tant soit peu à d'aussi minces rivalités.

Quelque savant découvrira sans doute, un jour, qu'il y a un bacille de la place à table, propagateur sournois de cette petite épidémie tenace et curieuse qui conduit ceux qui en sont atteints à se moquer éperdument les uns des autres, chacun ne prenant au sérieux que son propre mal.

Tel ce grand seigneur étranger, volontiers souriant devant la susceptibilité des autres qui, à un dîner de cour, et comme il venait de s'asseoir à une place qu'il estimait ne point correspondre à son rang, murmurait assez haut pour être entendu : "Est-ce que les plats arrivent jusqu'ici ?"

Chez tel autre, le même désappointement s'exprimait sur un mode élégiaque. Sa voisine qui le connaissait bien lui disait :

- Bien qu'heureuse d'être à côté de vous, je ne puis admettre qu'on ne vous ait pas mis plus haut.

D'un air attristé, prenant la main compatissante, il répondit :

- Merci, vous me comprenez !

Et jusqu'où peut aller cette hantise ! Un jour l'on faisait part à un monsieur très important des fiançailles d'une de ses nièces avec un homme, fort comme il faut, dont elle était éprise, mais de lignage moins illustre que la jeune fille. L'oncle fit la moue. Autour de lui on plaidait en faveur de ce mariage qu'allait couronner un grand sentiment.

- Oui murmura le vieux parent, maussade, je connais ça, trois ans d'amour et quarante ans de bout de table.

En revanche, que de gens traitent avec la plus sereine désinvolture cette casuistique. Le maître Forain a illustré cette disposition d'esprit en un de ses plus célèbres dessins, où il représente la femme d'un ministre disposant - c'était il y a quarante ans - les cartons sur lesquels étaient inscrits les noms des convives.

Elle dit négligemment à son mari :

- Mon ami, où f.......-nous le nonce ?

Si elle avait songé à consulter le protocole, elle aurait appris que le nonce, doyen du corps diplomatique, occupe la première place.

Article du Duc de Lévis-Mirepoix et du Comte Félix de Voguë publié dans le Figaro du 30 octobre 1937 (Source Gallica/BNF)

Certaines anecdotes de l'article sont également rapportées par Gabriel-Louis Pringué dans son ouvrage récemment réédité 30 ans de dîners en ville.

Source Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dessin de Jean-Louis Forain tiré de l'album "Doux Pays" - Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 

 

 


Je suis bien touchée, Monseigneur, que votre Altesse m’ait traitée en parente.

La Duchesse de N. citée par Gabriel-Louis Pringué dans «30 ans de dîners en ville»

Il n’est pas toujours aisé de réaliser un plan de table sans froisser des invités. Le dernier propriétaire de Chantilly en a lui-même fait l’expérience.

‘La Duchesse de N.[...], invitée à déjeuner par le Duc d’Aumale dans son château de Chantilly en même temps que la Baronne J. de R.[...], ne fut pas peu stupéfaite de se voir placer à gauche du prince tandis que la Baronne était à la droite de l’Altesse royale. Elle ne dit rien, mais comme elle prenait congé et faisait sa plus belle et profonde révérence, elle déclara : «Je suis bien touchée, Monseigneur, que votre Altesse m’ait traitée en parente.»’

Parmi les autres anecdotes rapportées, nous pouvons également citer celles-ci :

 ‘Une duchesse, apprenant par les confidences de son valet de pied à sa femme de chambre, qu’elle sera mal placée au dîner auquel elle doit se rendre le lendemain, téléphona aussitôt [...] à la maîtresse de maison : «impossible de venir dîner demain, suis trop inquiète du sort de l’Europe.»’

 ‘Le caricaturiste Forain avait représenté dans un de ses dessins un grand seigneur bien connu devant une somptueuse table préparée chez lui pour un grand dîner se grattant le front d’un air perplexe. La légende était : «Comment ferais-je pour me mettre à ma droite.»’